L’été dernier j’ai consacré mon séjour au Ladakh et au Zanskar, puis au Kashmir, zones à l’extrême nord de l’Inde, frontalières avec la Chine et le Pakistan, pour un long trek, seul avec moi-même. Le mot « Trek », que je prenais pour un anglicisme désignant une longue randonnée de haute route, est en fait un mot hollandais signifiant « migration » utilisé par les Afrikaners. C’est bien d’une migration dont il s’agissait pour moi, pour sortir du samsara dans lequel je m’engluais à nouveau après deux ruptures affectives très douloureuses, à deux ans d’intervalle. « Si tu marches doucement la terre te portera » dit un proverbe indien. La méditation en marchant, seul avec soi-même, voilà la médecine naturelle et personnelle que je m’étais prescrite pour panser les plaies de mon cœur meurtri. Ceux qui me connaissent savent que la première fois j’étais parti sur le chemin de Compostelle, de Dax à Santiago, mais il faut croire que je n’avais pas compris les leçons de la vie pour recommencer toujours les mêmes erreurs, c’est pourquoi je me suis appliqué la même thérapeutique. Marcher c’est s’ancrer à la Terre-mère et retrouver ses racines existentielles, son essence originelle.
Je suis donc allé sur le toit du monde, dans le nord de l’Inde, en cet été 2001, pour chercher la sérénité dans mon cœur et dans mon âme, et retrouver l’estime de moi-même.
Quand je reprend mon journal de voyage je revois défiler à l’écran de mes pensées les scènes et les personnages rencontrés au cours de ces 35 jours de marche, seul, entre 3500 et 5600 mètres, en suivant les sentes et les drailles des animaux et des bergers, étroits sentiers peu marqués, vertigineux parfois dans des pentes de 30° à 45°, avec de nombreux passages de torrents et de rivières à gué, murs de prière, drapeaux à prière aux passages des cols. Je revois la rencontre, magique, de bergers perdus au beau milieu de cette immensité minérale, avec quelques chèvres ou moutons, qui m’indiquaient parfois les traces d’animaux sauvages, ours bruns ou léopards des neiges. Je revois ces aigles et ces vautours tournoyant au-dessus de moi, comme s’ils guettaient le moindre faux pas. Dure loi de la nature, quand je rencontrais des cadavres de chevaux ou de chèvres, dont il ne restait littéralement que la peau et les os, préfiguration de l’état qui m’attendait si je devais flancher. Et pourtant je n’avais pas peur de la nature qui m’entourait, confiant dans mon corps qui ne m’avait jamais trahi, mais c’était bien de mon mental dont j’avais peur, qui m’avait entraîné à certains moments dans des galères dans ma vie professionnelle ou affective depuis que j’avais quitté le grand séminaire et la vie sacerdotale à laquelle, enfant, je me destinais...
Pour me tester, et expérimenter les conditions de vie, j’ai décidé un premier trek de 5 jours dans la vallée de la Markha, avec une autonomie totale, et donc un sac très lourd, proche des 18 kg, nourriture et eau comprises. Je suis parti du monastère de Stok, à 30 km au sud de Leh, dans la vallée de l’Indus. En choisissant ce point de départ je me mettais tout de suite au défi puisque je démarrais par le col du Stok la, à 5100 mètres. En plus, au cours de la montée, un orage et une forte pluie m’ont surpris, alors que j’avais abandonné mon poncho, pour réduire le poids de mon sac. J’ai rentré la tête dans les épaules, je me suis concentré sur ma respiration, et j’ai escaladé le col à force de volonté. Dans la descente très raide du pierrier, j’ai couru, ce qui me semblait moins dangereux que de descendre à petits pas glissants, et c’est épuisé que j’ai planté ma tente sur un replat près d’un torrent, où je me suis aussitôt endormi sans manger. Le lendemain matin, après 12 heures de sommeil, j’étais courbaturé mais heureux. Il avait plu toute la nuit, l’odeur du sol était particulière, je me suis lavé dans le torrent, j’ai refait mon sac, remercié l’Univers pour son abondance et je suis parti aussitôt rejoindre le village de Rumbhak à deux heures de marche en contrebas. Une jeune fille a attiré mon regard, je lui ai fait comprendre que je souhaitais son hospitalité pour manger un peu. Elle m’offrit du thé, du Lassi (yaourt aromatisé aux fruits), en plus de son sourire. L’appétit venant elle me proposa des légumes verts avec de la farine de tsampa (orge grillé), j’ai offert du chocolat, des paquets de biscuits, et un billet de 50 roupies. Elle avait une vingtaine d’années, très réservée devant cet homme venu de nulle part, mais pas du tout craintive, plutôt curieuse. Plus tard, en route vers le col du Ganda la, j’ai rencontré des bergers dans leur masure, ils m’ont offert thé et Lassi, j’ai offert biscuits et lait en poudre (ce faisant je réduisais le poids de mon sac). Les bergers m’ont remis dans le droit chemin vers le village de Yurutse, à 4700 mètres d’altitude car je partais vers une vallée parallèle. A l’attaque du col du Ganda la, sans cairns, je n’ai pas suivi les bonnes traces et je suis monté vers un col plus à droite, extrêmement raide et dangereux, plus haut d’au moins 200 mètres du col de passage habituel que j’ai aperçu en contrebas sur ma gauche, avec ses drapeaux à prières. J’étais fatigué et déçu d’avoir passé une heure de plus dans cette ascension difficile qui m’empêchait d’aller au village de Skiu, où je pensais trouver de la nourriture. Je me suis arrêté à 16 h 30 au village de Shingo (3 maisons) et là j’ai demandé du thé et carrément l’hospitalité pour dormir tellement j’étais épuisé. Après avoir dormi 3 heures, dans la pièce consacrée à la prière, sorte de petit temple familial, avec une représentation du Bouddha au-dessus des lampes à huile et des offrandes de fruits et de graines, la mère est venue me réveiller pour le repas familial, composé de riz et d’un peu de légumes verts cuits très épicés avec thé et chang (alcool d’orge fermenté dans l’eau, sorte de bière au goût bizarre). Une jeune fille d’environ 12 ans préparait son sac avec ses livres d’école, elle parlait un peu l’anglais et m’informe qu’elle part le lendemain à 4 heure du matin pour la ville de Leh où elle rejoignait son collège pour la semaine. 9 heures de marche pour aller à l’école, je n’en reviens pas et je relativise rapidement mon exploit de la journée.
Le lendemain je repartais heureux, et, euphorique, j’atteignais le petit Gompa de Markha, non sans avoir eu peur, en traversant un gué de la rivière quand j’ai été emporté par le courant : dans les chocs répétés de rochers en rochers, j’étais couvert d’hématomes, trempé mais indemne de l’autre côté.
Je pourrais vous raconter ainsi de nombreuses anecdotes, notamment des synchronicités surprenantes, comme si l’Univers me donnait le petit coup de pouce lorsque j’étais en difficulté. Ainsi lorsque j’arrivai au-dessus du village de Chilling, au retour de la vallée de la Markha. En descendant du col je débouche au confluent de la Markha et de la Zanskar, dont les eaux boueuses bondissantes étaient impressionnantes. La nuit va tomber dans une heure je m’aperçois alors avec incrédulité que le village est de l’autre côté, avec une nacelle suspendue à un câble en acier, pour traverser la rivière en furie. Mais cette nacelle, bloquée de l’autre côté, ne pouvait être actionnée seule, je me résignais à devoir remonter au col pour trouver un emplacement de bivouac lorsque quatre enfants d’une dizaine d’années sont sortis de je ne sais où pour me permettre un passage acrobatique. Au village j’ai rencontré un groupe de trekkers français, mais ce sont leurs horse men et le guide ladakhi qui m'ont offert de partager leur repas, surpris de me voir là et curieux de savoir pourquoi je marchais seul.
Bien après le groupe de français avec leur guide, leur cuisinier et leurs horse men ladhakis, j’ai quitté le campement de Chilling à 8 h. La montée du Dundunchen la, le mot « la » signifiant col en tibétain, est tout de suite amorcée. Lente montée raide dans des gorges puis en lacets, la voie n’est pas marquée, je consulte ma boussole et me dirige au feeling. Je débouche dans un grand amphithéâtre, sur un chemin balcon vertigineux, qui me fait contourner un contrefort, j’en bave ! Je rencontre des ânes qui descendent avec leur muletier puis un guide ladakhi, surpris et fâché, de me voir là, seul. Il est clair que si les occidentaux sont capables de marcher seuls dans ces contrées, c’est leur gagne pain qui s’en va, je lui explique que je ne suis pas en reconnaissance pour d’autres, je suis là pour me trouver moi-même, « ils sont fous ces occidentaux ! » a-t-il dû se dire. Un quart d’heure plus tard je rencontre les trekkers, 4 français à nouveau, qui descendent à Chilling, ils me disent admirer ma force mentale de marcher seul dans ces lieux inconnus et grandioses. Je ne m’étends pas avec eux sur mes motivations, ce pourrait être larmoyant, ils me renseignent sur le col encore loin pour moi et me donnent de l’eau qui a goût de terre, je repars avec mon sac de 17 kg, un peu lourdingue tout de même. Les derniers lacets en balcon sont vertigineux car le chemin est très étroit, seulement 10 centimètres parfois sur une pente de 45 à 50° d’inclinaison, et un vide de 500 mètres au moins. Si je trébuche, avec mon sac qui dépasse ma tête, je pourrais être entraîné vers le fond de vallée, je redouble d’attention en me concentrant sur ma respiration. Barre de chocolat au col, le paysage est fantastique, je sors mon tin whistle et je joue une mélodie irlandaise, je suis heureux, je repense à ce passage de l’évangile, lors de la transfiguration, lorsque Pierre, au sommet de la montagne, dit à Jésus, « Maître, plantons ici trois tentes, une pour Toi, une pour Moïse, une pour Elie ». C’est vrai, cette beauté nous entraîne vers des élans mystiques. Dans la descente entamée joyeusement je rencontre des bergers qui m’offrent yaourts et thé salé au beurre, fabriqués avec du lait de yak. Il est 14 h, ils me prédisent 3 h pour le village de Sumda chungun, au pied du Starskpi la. Je ne tarde pas. Chemin en balcon au-dessus d’un torrent en furie, pont de pierres et de bois qui tiennent on ne sait comment, c’est long, je suis fatigué et je ne sais pas si je suis au bon endroit ! Au bout de 3 h de marche à un bon rythme je ne vois que des gués ou des ponts brinquebalants dans cette gorge étroite et encaissée que je descends, d’un côté à l’autre de la rivière, ma carte doit être fausse et je me suis probablement trompé de chemin ! Les traces de pas et les crottes de chevaux m’indiquent pourtant que je suis sur la bonne voie. Au loin j’aperçois un vieil homme et son âne, je le hèle avec de grands gestes, il m’a vu, il s’arrête, je me sens rassuré ! Dix minutes plus tard je suis auprès de lui, il ne comprend pas l’anglais, mais il a compris que j’étais seul et perdu. Il porte une lourde charge de branches pelées d’au moins trois mètres de longueur qui servent à faire les toits des maisons. Il m’invite à le suivre dans la gorge, au bout d’une heure le village n’est toujours pas en vue, il est 18 h, je marche depuis 10 heures déjà, je n’en peux plus. L’homme s’arrête sur le bord du torrent, je comprends qu’il s’agit de son emplacement de bivouac habituel, il m’invite à m’arrêter avec lui. Il dort à la belle étoile sous un arbre penché, il a aménagé son bivouac avec un mur de pierre, ses affaires pour la nuit et sa cuisine sont cachées à bonne hauteur, dans l’arbre, je suis émerveillé par l’ingéniosité de l’agencement du lieu. Je monte ma tente, et je le regarde préparer le repas qu’il m’offre de partager avec lui. C’est extraordinaire de voir la dextérité de cet homme à s’organiser avec un feu entre trois pierres. Il prépare de la soupe avec l’eau du torrent à proximité, puis le thé, les chapatis de tsampa (sorte de galette d’orge grillé) sont cuits sur une pierre plate au-dessus du feu, alimenté par la braise de crottes de son âne. A la nuit tombée, à 20 h, je m’endors heureux et je remercie l’Univers pour sa bienveillance. L’homme a accepté le lendemain de m’accompagner jusqu’au col avec son âne pour 300 roupies.
Mon nouvel ami me réveille à 5 h, il a préparé le thé avec les chapatis et des oeufs cuits sur pierre. Je me lave dans le torrent. La tente est rapidement pliée et mon sac est harnaché sur le dos de l’âne, nous partons vers le village de Sumda shungun à une demi-heure de marche où nous prenons un autre petit déjeuner dans une famille. Il y a là trois fort jolies jeunes filles qui n’osent pas soutenir mon regard, elles nous préparent du thé avec des chapatis et des oeufs à nouveau. Le village possède un Gompa avec un seul moine qui m’explique dans un mauvais anglais la signification des différentes statues du Bouddha. L’attaque du col est raide, mon ami s’arrête faire un thé près d’une résurgence. La pente terminale est extrêmement raide, au moins à 50°, comment aurais-je fait avec mon sac sur le dos ? Au col nous contemplons le paysage ensemble, je suis ému quand je sers la main de cet homme. Notre poignée de main est longue et chaleureuse. La descente est très raide dans des ressauts rocheux, j’ai mal aux cuisses tellement je me freine pour ne pas me laisser entraîner dans la pente. J’ai peur d’un claquage car ma cuisse gauche me fait soudain très mal. Je m’assoie, en me disant que je serais bien mal en point si je ne pouvais plus avancer. Je dois ménager mon corps auquel je demande trop. Je repars doucement après ½ heure de repos et j’arrive à une bergerie que j’avais aperçue de loin, malgré le vol de mes jumelles à l’aéroport de Delhi. Thé, yaourt de yak, le berger est souriant et refuse que je le paye. Je descend vers le village d’Alchi où je sais qu’il y a un monastère très beau, là je me goinfre d’abricots sauvages, à foison sur le bord du chemin. Dans la lotsava guesthouse le jeune homme qui me reçoit ressemble à Julien, le copain de ma fille Anne-laure, grand, aussi efficace et discret, les yeux bridés en plus, je me sens en confiance, je mange une salade de légumes et je vais dormir aussitôt, il est 18 h.
C’est en entendant les mélopées et les sifflements des paysans en cours de moisson, le lendemain matin, que j’ai rencontré Jacqueline, au village d’Alchi. Ce village est situé très au nord, près de la ligne de cessez-le-feu avec le Pakistan instaurée par l’ONU en 1965. Nous étions le 27 juillet, cette nantaise, du même âge que moi, vit seule au Ladakh depuis deux ans, elle anime une association humanitaire qui crée des écoles de villages. Rencontre magique avec une femme dans une recherche identique à la mienne, elle est devenue bouddhiste, très au fait de cette philosophie qu’elle m’enseigne pendant la journée que nous passons ensemble dans le fabuleux monastère d’Alchi, un des plus beaux du Ladakh. Je lui donne mes livres, et nous nous promettons de nous revoir, pour continuer cet échange passionnant, dans cette vie ou dans une vie future.
C’est quelques jours plus tard, entre les Gompas de Lamayuru et de Linshet, en abordant le col du Shengge la, que j’ai rencontré Lamoh, avec son ânesse, en train de se préparer un thé sur un petit feu entre trois cailloux. Elle m’invite spontanément à partager son thé, et m’offre des chapati avec du beurre de yak, et du tsampa, cette farine de grains d’orge grillés. Petite, avec sa longue robe bleue, sa peau de chèvre dans le dos sous ses deux longues tresses noires, ses beaux colliers de turquoise autour du cou, ses yeux noirs bridés si rieurs, j’ai été immédiatement subjugué, quelle beauté sans fards dans cet environnement si grandiose ! Lamoh est une jeune ladakhie de 28 ans, mère de 3 enfants, elle partait rejoindre sa mère, malade, à deux journées de marche du village où elle était venue se marier, puis allait voir ensuite son fils aîné dans son école à une journée de marche plus loin. J’ai appris quelques bribes de sa vie quand nous avons rencontré ensemble des horse men qui accompagnaient un couple de français et qui ont pu être mes interprètes. J’ai demandé à Lamoh si elle acceptait que je mette mon sac sur le dos de son ânesse, et c’est ainsi que j’ai effectué 3 journées de marche avec elle. Quels instants magiques que je ne pourrai jamais oublier, Lamoh chantait et riait tout le temps, elle chantait des mantras lorsque nous croisions un mur de prière ou lorsque nous atteignions un col, sa joie de vivre me transportait. Toutes les deux heures elle s’arrêtait près d’un torrent, débâtait son ânesse, et préparait un thé entre 3 pierres, je ne me lassais pas de la regarder. Quelle leçon de vie elle me donnait ! Je me suis mis à chanter moi aussi en marchant, des chansons bretonnes à danser, et curieusement, la chanson d’Aznavour, « La bohême » m’est venue spontanément à l’esprit. Très franchement j’ai senti que c’était çà le bonheur ! Lorsque nous nous sommes séparés, j’aurais aimé la serrer dans mes bras, l’embrasser chaleureusement, mais je n’ai pas osé, cela ne se fait pas dans ces régions.
Au monastère de Linshet, qui surplombe un village à 4000 mètres d’altitude, aux confins des districts de Leh et de Kargil, dans la vallée du Zanskar, où je me suis arrêté pour me reposer, j’ai posé mon sac dans un coin et je suis allé m’installer dans le temple principal, au milieu des moines, dans la position du lotus. Les mantras chantés par les moines sur un ton très monocorde, rythmés par les coups de gong ou les clochettes du head lama, me berçaient, et je me serais endormi si, toutes les 10 minutes, de jeunes moinillons de 5 ou 6 ans, adorables dans leurs tenues de moines rouges et jaunes, et leurs bonnets jaunes de la lignée Gelugpa, n’étaient venus me proposer du ladhaki tea fumant et du tsampa. De manière surprenante pour moi, dans ma tenue de marcheur occidental, avec, ou peut-être à cause, de ma barbe blanche, j’avais été adopté spontanément par ces moines en prière, comme si j’étais des leurs. J’ai été très touché lorsque le lama Padma, à la fin de la cérémonie, est venu me proposer de prendre un thé chez lui. Cet homme rayonnait de bonté et de disponibilité, j’étais ébloui, et c’est très volontiers que j’ai accepté de rester au monastère jusqu’au surlendemain, pour participer à la Puja commémorative d’un des événements de la vie du Bouddha. C’est ainsi que 5 fois par jour j’ai participé aux prières des moines, dans le grand temple de Lindshet, entouré de Tankhas magnifiques, ces petits draps peints d’une peinture naïve extrêmement fine relatant des épisodes de la vie du Bouddha Sakyamuni, réalisées comme dans nos cathédrales du moyen âge pour enseigner les villageois analphabètes. Je voyais la similitude avec le monastère cistercien de La Meilleraye de Bretagne, où je suis allé de temps en temps, avec la différence que les moines bouddhistes t’acceptent au milieu d’eux sans te poser de questions. Le lama Padma, dont les autres moines m’ont dit qu’il était l’auteur des fresques peintes dans le temple le plus récent, peint également des Tankhas. Il m’explique que sa soeur, dont le mari est un paysan du village, a 9 enfants et qu’elle ne peut envoyer tous ses enfants à l’école, seuls les 3 aînés des garçons y vont, les autres, et notamment les filles, en sont privés. Le lama Padma me demande de porter lui-même mon sac sur l’étape suivante pour gagner un peu d’argent pour les enfants de sa soeur. En l’entendant j’ai mal à mon humanité, j’ai envie de lui donner tout ce que j’ai avec moi tellement je suis bouleversé, il refuse et me propose de m’accompagner le lendemain matin au col Hanuma la, très raide avec une montée ininterrompue sur 1000 mètres de dénivelé. Le lendemain matin à 5 heure, avant le levé du jour, nous fermons la porte de la maison du lama, il a pris une partie de mon sac, et il file à bonne allure. En 2 heures nous sommes au pied du col, il s’arrête pour préparer un thé entre 3 pierres, sort les chapatis qu’il avait préparés la veille, le fromage de yak et la tsampa. Je suis émerveillé par les gestes simples et efficaces du lama, qui marche avec sa robe rouge et jaune de moine qu’il ne quitte jamais. Il accomplit tous ses gestes avec douceur et avec sourire. Après une demi-heure de repos nous repartons sur la longue ascension du col, au début je suis le rythme imposé par le lama, très soutenu, mais au bout de 2 heures je lâche prise, lorsque nous approchons des 5000 mètres, et pourtant je suis très entraîné tandis que lui ne l’est pas, je suis trop essoufflé. En 2 heures et demi je suis au col, je n’en reviens pas, lama Padma m’attend en souriant, et il m’offre son bâton, symboliquement, pour continuer mon voyage sans lui, en m’invitant pour l’année prochaine, il m’embrasse, je suis très ému, je n’arrive pas à le quitter, puis je pars dans la descente en courant, sans me retourner, je suis en pleurs... Ce jour là j’ai marché 12 heures, avec 2 cols, comme si je voulais me punir de quelque chose...
Après Padum, vers Darsha et la route stratégique Leh/Manali, je suis reparti en espérant rencontrer Stanzin Angchok, ce jeune Zanskari, étudiant en médecine à Chandigarh, que Jacqueline rencontrée à Alchi, m’a proposé de sponsoriser. Après 2 heures de marche je suis à Ichar, premier village dont Claire, cette jeune prof. de Toulouse, rencontrée à Padum, qui fait une thèse en sciences de l’éducation sur les écoles au Zanskar, m’avait parlé. Ce village est perché sur un piton rocheux, village fortifié qui laisse supposer les batailles de pouvoirs dans ces vallées où pourtant il n’y avait rien à gagner, me semble-t-il. Je remarque la maison aux volets bleus qui avait tant marqué Claire quand elle était venue la première fois en trek en 92. Un habitant me propose d’aller au village suivant avec son cheval, je refuse car c’est trop cher, je continue seul vers Cha où j’arrive 9 heures plus tard. Je suis resté côté droit de la rivière, ce n’est pas le sentier habituel, il est escarpé, étroit et dangereux, je déplore le poids de mon sac. Je passe plusieurs villages de quelques maisons. Arrivé à Cha, Angchok n’est pas là, ni son frère Tinlé, instituteur, ni ses parents partis en montagne retrouver leurs yaks. Un jeune m’offre du thé, je propose de planter ma tente sur la terrasse en terre battue de sa maison. Plus personne n’a l’air de s’occuper de moi, et reposé, je descend en dessous dans le lieu de vie de la maison, les femmes écossent des petits pois, je m’y met aussi. Le jeune garçon, revenu, m’invite à partager leur repas, une grosse assiette de riz comme chaque soir, avec quelques légumes verts, et du thé salé avec du beurre rance, à volonté. Le jeune homme est militaire, son frère est policier, il a combattu les pakistanais. Il m’explique que c’était le seul moyen pour lui de gagner de l’argent. Il s’est marié avec une fille de Padum, institutrice, sinon il aurait été obligé de partager la femme de son frère aîné s’il avait dû rester au village (la polyandrie est toujours pratiquée au Zanskar). Le lendemain, le père de Tinlé et d’Angchok, qui avait entendu parler de ma présence, vient me chercher pour m’offrir un petit déjeuner. Il ne comprend pas l’anglais, un jeune homme est là pour faire la traduction. J’explique mon envie d’aider son fils dans ses études, il est ému et me demande ce que je veux. Je lui explique que je veux aller au monastère de Pukhtal réputé pour sa beauté, accroché à la montagne. Bien que légèrement malade, le père d’Angchok me propose de partir aussitôt pour le monastère par le chemin de Cha, beaucoup plus court mais dangereux parce que étroit et en éboulis permanents. Nous partons sans sac, il me donne la main dans les passages en éboulis, avec un vide impressionnant qui tombe dans la rivière en furie. Le Gompa de Pukhtal est magnifique, construit dans une grotte, dont les constructions sont accrochées au rocher dans des positions vertigineuses. Je suis très touché par la délicatesse du père d’Angchok qui avait emporté du lait et du yaourt de yak, dans une gourde, pour moi et pour les moines, avec du pain et du thé, et sa piété dans le temple était émouvante. J’y rencontre les jeunes israéliens déjà vus à Alchi. Je demande à revenir par un autre chemin, moins vertigineux, malgré 2 heures de marche en plus. Le soir je baratte le lait de yak rapporté la veille, en alternance avec la femme de Tinlé, le système est ancestral mais ingénieux avec des courroies maniées à la main pour faire tourner le lait.
Je pourrais relater bien d’autres tranches de vie durant ce périple au Ladakh/Zanskar, aussi fortes en émotion, c’est incroyable comme ces jours de marche ont été décapants, j’ai été heureux, détendu, fier, d’avoir partagé aussi loin la condition humaine, qui, ne l’oublions pas, fut celle de nos ancêtres. De Padum, capitale du Zanskar, j’ai continué de la même manière jusqu’à Darsha et Manali, avec à chaque fois des rencontres extraordinaires, comme cette dernière que je souhaite vous raconter. Nous étions au pied du Shingo la, col à 5300 mètres, un énorme glacier pour lequel les guides locaux nous recommandaient 3 jours de marche pour rejoindre Darsha et la route statégique. J’avais décidé de le faire en une seule journée, je sentais que c’était jouable, j’étais euphorique physiquement. Un jeune israélien, Jannaï, qui marchait avec des amis et avec guide et porteurs, me demande de me suivre pour accéder plus rapidement à la route. Je lui précise les conditions de rapidité et j’accepte, il faut dire que les israéliens présents en Inde sont des jeunes qui sortent de leur service militaire de 3 ans particulièrement éprouvant en ce moment. Avant le levé du jour nous partons, le col est atteint rapidement et nous amorçons la descente à marche forcée, nous n’avons pas le temps de parler. Après 8 heures de marche, il est 13 heures, nous arrivons en vue d’une rivière en furie, séparée en 3 bras, qu’il faut passer à gué. Les 2 premiers bras sont difficiles mais ça passe, par contre le troisième est profond, au bout d’un pas j’ai de l’eau jusqu’à la taille, avec un courant très puissant, Jannaï me retient in extrémis, il est impossible de passer ! Nous sommes au milieu de la rivière, sans solution apparente, après concertation nous nous résignons à planter ma tente au milieu du gué, en écartant au mieux les cailloux, pour nous ménager un espace suffisant, puis nous nous installons sous un soleil de 4000 mètres, pour attendre la nuit, en espérant que le courant serait moins fort au levé du jour, avec le gel des glaciers. Cette situation nous donne l’occasion de parler de nous, et, la chaleur aidant, nous retirons nos vêtements. Jannaï porte un Tshirt où est inscrit « free Tibet », et moi un Tshirt où est inscrit « free Palestine », stupeur de l’un et de l’autre, puis sourire un peu contraint, Jannaï me raconte l’enfer de Ramallah, vu du côté israélien, il me dit sa gêne, je suis ému, je ne porte pas de jugement, nous n’allons pas plus loin dans l’échange. C’est con la guerre ! A 5 heure le lendemain matin le niveau de la rivière avait baissé d’un mètre, nous passons le gué la main dans la main, puis nous repartons de plus belle vers notre destination. Le chemin est pénible sur de gros blocs morainiques, il y a beaucoup de torrents à traverser. L’un d’entre eux est très large, plus de 25 mètres, l’eau gronde, les rochers sont espacés et à peine émergés et glissants, Jannaï se lance le premier, il glisse, tombe dans l’eau bouillonnante jusqu’à la taille et se blesse au bras, il ne parvient plus à remonter sur le rocher, je viens à son secours. C’est là que je me rend compte combien mon entreprise de marcher seul dans ces contrées était dangereuse. Nous n’avions plus rien à manger, mais peu importe, nous courrons vers Darsha, et là, avant de nous quitter, après un dernier repas en commun, des momos à la viande de mouton dans un restaurant tibétain, nous nous embrassons en sachant que nous ne nous reverrions jamais.
Arrivé à Manali, je rejoins Zareef, jeune Kashmiri connu l’année précédente, et je lui fait part de mon envie d’aller au Kashmir avec lui. Quelques jours de repos pour fêter mon anniversaire, qui coïncide avec celui de la déclaration d’indépendance de l’Inde, pour permettre à Zareef de transmettre à son cousin la tenue de son commerce de tissus, et nous prenons un bus pour Jammu. Le bus pourtant annoncé Deluxe est avec sièges ‘avion’ mais sans amortisseurs ! A chaque trou de la route le bus saute et moi avec, ça fait mal, c’est dangereux et ça empêche de dormir. Nous arrivons le lendemain matin à Jammu, grande ville à la frontière pakistanaise, et capitale de l’Etat « Jammu & Kashmir » dont font partie le Ladakh et le Zanskar. Négociations laborieuses pour louer un 4/4 à plusieurs pour rejoindre Srinagar, capitale du Kashmir, 300 km plus au nord. Il y a 9 personnes à bord. Première crevaison au bout de 30 km, les pneus sont lisses ce n’est pas étonnant. Dépassements dangereux, conduite saccadée, le câble d’accélérateur casse au bout de 100 km, ce n’est pas étonnant. Plusieurs arrêts pour boire un thé, réparer le câble et la roue, 2ème crevaison, fouilles au corps de l’armée indienne à deux postes de contrôle avant d’entrer dans la zone de Srinagar, nous arrivons 12 heures plus tard ! La nuit est tombée, le couvre feu est en vigueur, il ne faut pas traîner dans les rues.
Dans la nuit nous accédons à un ‘house boat’ sur le lac Dal, avec une barque. Je suis sur mes gardes, car je ne maîtrise plus la situation depuis mon arrivée dans cette ville en guerre! Un repas nous est servi, je sens Zareef nerveux, je suis fatigué et je vais dormir aussitôt. Le lendemain mes craintes se confirment, le propriétaire me demande 1500 roupies pour la nuit et le repas, soit la moitié de ce que j’ai dépensé pendant mes 35 jours de marche au Ladakh/Zanskar ! Je refuse de payer en expliquant que je suis l’hôte de mon ami Zareef qui pâlit, mal à l’aise, Zareef m’avait promis de m’accueillir chez ses parents. Je n’ai sans doute pas compris le sens de l’hospitalité des kashmiri, je décide de quitter Zareef, troublé, car mon intuition ne m‘avait pas alerté de l’arnaque. Je laisse 200 Rs, je prend mon sac et je hèle une barque qui passait. Tous les 50 mètres, sur les rives du lac, il y a un soldat indien, en tenue de combat, avec gilet pare-balle et casque lourd, kalashnikov au point, ça craint d’autant plus que je me suis fait teindre cheveux et barbe en noir, à Manali, pour ressembler aux kashmiri ! Fouille au corps, fouille de mon sac, interrogatoire serré par un officier, dans quelle galère me suis-je mis ? C’est un peu déstabilisé que, grâce à un jeune kashmiri qui flairait le touriste mais qui avait une bonne tête, je suis arrivé chez ‘Dream days’, un autre house boat, miséreux celui-là, où le réduit qui me servait de chambre était à côté du lieu de prière de Abdul, le factotum, Bachir et sa femme, les propriétaires.
De Gulmarg (prairie des fleurs), à 52 km à l’ouest, qui fut la plus grande station de ski indienne, à Sonamarg (prairie d’or), à 96 km à l’est, qui fut le paradis des randonneurs, j’ai sillonné la ‘petite Suisse’ comme le disent les anciens dépliants touristiques. Il y a 17 ans en effet, Srinagar, capitale du Kashmir, avec son aéroport international maintenant réquisitionné par l’armée, accueillait les touristes fortunés du monde entier. A une altitude moyenne de 2000 mètres, ses verdoyants paysages, avec ses glaciers suspendus et sa température agréable, faisait de cette zone de l’Himalaya un paradis terrestre, ‘vallée heureuse’ pour les envahisseurs successifs de l’Inde, les Moghols y ont portés l’art des jardins à sa plus belle expression. Aujourd’hui c’est la misère, avec une armée d’occupation omniprésente, les soldats venant pour la plupart du sud ou du centre de l’Inde, fouilles et interrogatoires en pleine rue, vols et viols selon la loi du plus fort, c’est affligeant !
Ecœuré par la situation, coincé pendant 10 jours à Srinagar avant mon avion du retour à Delhi, je me décide au bout de 3 jours à partir vers Sonamarg et à tenter un nouveau trek solitaire dans ces montagnes verdoyantes, contraste à l’univers minéral et aride que j’avais connu au Ladakh. Le bus met 6 heures pour faire les 96 km, la population Kashmiri a peur, c’est évident, mais ils me prennent pour un des leurs à cause de mon aspect physique et me parlent dans leur langue. Au check-post de l’armée je suis à nouveau fouillé à corps. Plongeant la main dans mon sac, un soldat s’agite, il croit avoir senti un télescope (ce que m’expliquera ensuite un kashmiri instituteur présent dans le bus), mon sac est aussitôt renversé sur la route, c’était ma tente, je suis en colère, le soldat ne comprend pas l’anglais, heureusement ! A Sonamarg je mange une omelette et je pars aussitôt vers la montagne, sentiment de liberté retrouvée dans cet environnement pesant. Après 2 heures de marche vers les glaciers suspendus réputés de cette région, sur un pierrier pénible, j’aperçois des tentes de bergers, et je me décide à aller leur demander s’ils connaissent un lieu de bivouac. Ces bergers nomades ne me comprennent pas, arrive alors comme par enchantement, d’un chemin plus haut, un jeune français, Olivier, journaliste free lance, il vient justement retrouver ces bergers pour continuer une étude sur la vie de ces nomades Bakerwall, d’origine pachtoune, qui vivent dans ces contrées. Encore une synchronicité miraculeuse ! Olivier, grâce à son expérience et à un lexique phonétique, parle un peu l’hindi, l’ourdou et le gurjal, la langue de ces nomades originaires du sud de l’Afghanistan, il me propose de le suivre chez ses hôtes et de partager sa tente. Rencontre magique encore une fois, Olivier m’explique ses objectifs, ses voyages dans tout l’Himalaya, au Népal, en Chine, au Tibet, au Pakistan, en Inde, il est venu plusieurs fois au Kashmir, il était notamment présent en mai lorsque la tension était au paroxysme entre l’Inde et le Pakistan. Il me dit d’ailleurs avoir rencontré à Sonamarg, un colonel indien parlant français, qui pensait vraiment qu’ils allaient en découdre. Repas exceptionnel sous cette tente, à la bougie de bois, avec lait de chèvre, riz et herbes vertes avec chapatis, thé salé au beurre. Olivier me raconte ses voyages, la cohérence et la richesse millénaires de cette vie en Asie centrale, qu’il a découvertes, le Kashmir étant un paradis de verdure au cœur de cet immense puzzle qu’est l’Himalaya, les conquérants ayant convergé vers ce lieu idyllique avec ses lacs et ses vallées verdoyantes, je suis passionné de l’entendre ! Nous parlons de ces bergers nomades fragilisés dans leurs traditions sur lesquels Olivier fait un reportage, associé à une journaliste américaine avec laquelle il a travaillé sur le pèlerinage hindouiste d’Amirnath cave (Shri Amirnath yatra) où le Dieu Shiva aurait séjourné. Cette grotte où une stalactite de glace reflète les rayons du soleil en juillet/août est un haut lieu de pèlerinage (cette stalactite représente le lingam de Shiva). Chaque année, des milliers d’hindous montent en 2 ou 3 jours à cette grotte, à pieds ou en chaise à porteurs, selon leur fortune, pour implorer Shiva. Il est évident que, compte tenu de la situation politique, le gouvernement indien suscite et favorise ce pèlerinage. Olivier me dit que ces enfants nomades ne vont pas à l’école, alors que le savoir revêt une grande importance pour ces gens.
Le lendemain Olivier accompagne les bergers tondre leurs chèvres pashmina, tandis que je décide de monter au col pour me rapprocher d’une énorme chute de séracs qui descend du 3ème glacier suspendu, et voir le paysage de l’autre côté. Acte gratuit, pour le plaisir, pour la beauté, pour l’élégance de l’effort, dans cette atmosphère grandiose. Marcher devient alors une prière d’action de grâce, une ode de remerciement pour la beauté d’être tout simplement. Il n’y a pas de chemin, c’est un immense pierrier de moraines plus ou moins grosses, avec de multiples torrents à traverser. La progression est lente, marcher me relie à la Terre, notre mère, et me ramène aux origines, je prend conscience que je traverse une des périodes les plus extraordinaires de mon existence qui me rapproche de mon essence et du mode de vie lointain de mes ancêtres, au milieu des montagnes et des bêtes. Dans la soirée je redescends vers le campement nomade où je retrouve Olivier et les bergers avec leur famille. Thé, chapatis, yaourt de chèvre, c’est le bonheur ! Le soir, dans la tente, Olivier me raconte des anecdotes lues dans les journaux locaux, comme par exemple cette petite fille happée par un léopard dans un village, sauvée par les cris du petit garçon qui jouait avec elle et les villageois qui ont accouru, ou ces 5 hommes attaqués par un ours à Dachigan. Olivier me parle de ses projets, de sa copine anthropologue, à ce moment là au Népal, je parle de moi, de ma recherche existentielle, de mes envies, de mon bonheur de vivre dans ces montagnes.
Le lendemain, après un sérieux petit déjeuner, je décide de redescendre de cette vallée, pour entamer un trek vers une série de lacs glaciaires plus au nord. Je prends congé d’Olivier et de nos hôtes, c’est chaleureux. J’évite le village, par la montagne, mais je ne peux pas éviter le check-post de l’armée indienne. Le soldat me fouille, je lui explique mon projet, il interroge son officier qui m’interdit d’y aller, il prétend que cette zone est infestée de « militants », que c’est donc dangereux pour un occidental. Je suis dépité, et je me résigne à faire du stop pour rejoindre un village plus bas, duquel j’espère pouvoir rejoindre Srinagar à pied en deux ou trois jours. Le soldat me propose de monter dans une voiture de la police qui descend, j’accepte, mais, très vite, je m’aperçois qu’ils sont imbibés d’alcool, à un moment l’un d’entre eux me pointe sa kalachnikov sous le nez en éclatant de rire, je suis sur mes gardes, pas vraiment rassuré. Ils s’arrêtent contrôler des pauvres gens, j’en profite pour descendre prestement de la voiture, prétextant une forte envie, et je m’enfuis dans la montagne en contrebas, en me disant qu’en Afrique aussi c’était la police qui m’avait racketté. A pied, je rejoins le village d’Hayan, il est 16 h, ma carte, bien que succincte, m’indique qu’un trek est possible pour rejoindre Srinagar par Dachigan. Je passe un pont suspendu pour piéton et j’arrive au village. Je demande le chemin pour Dara et Dachigan, un villageois me regarde avec mon sac à dos, interloqué ! Il appelle quelqu’un qui me dit que le chemin part au bout du village, mais qu’il faut 6 heures pour rejoindre Dara et que le chemin est très raide, à travers la forêt où il y a des léopards. Je me dis que je trouverai bien un lieu de bivouac avant la forêt et je pars dans la direction indiquée. Au bout de 300 mètres un homme me rattrape, il tente de me dissuader d’y aller en me disant qu’il y a des « militants » dans la forêt, et que ceux-ci sont descendus la semaine précédente pour rançonner les villageois. Il m’emmène dans une clairière toute proche me montrer les traces de balles sur les arbres. Je discute, l’homme m’invite chez lui pour en parler. Autour d’un thé, l’homme me demande mon passeport, je le sens très prudent dans ses propos. Rassuré, il m’explique qu’il est l’instituteur du village et qu’il doit se méfier à la fois des « militants », cachés dans la forêt, et de l’armée indienne. Il me demande de passer la nuit chez lui et de rejoindre sagement Srinagar par le bus régulier le lendemain. Apparemment je l’ai échappé belle, et je le remercie. Il m’invite ensuite à l’accompagner visiter le village, avec deux de ses élèves, il est heureux d’apprendre que je travaille aussi dans l’éducation. En chemin Nissar m’explique que les « militants » viennent chercher de la nourriture au village, les habitants ont accepté au début, mais ont refusé ensuite. Les « militants » ont alors attaqué l’armée pour que les villageois, suspectés de les aider, soient punis. Quel cynisme, habituel en situation de guerre totale ! Mon hôte me montre un arbre à la sortie du village où un « militant » a été exécuté par l’armée, je sens une agressivité vis à vis des militaires. Le village, et ses alentours, est très beau, rentrés à la nuit, Nissar m’installe un tapis dans son salon et m’apporte la traditionnelle assiette de riz avec des légumes verts et du poulet. Nissar m’explique que les professeurs sont sous-payés et mal formés au Kashmir, ils ont un certain absentéisme, mais c’est aussi vrai au Ladakh, Nissar me dit même que les familles refusent de marier leur fille à un professeur. Le lendemain matin, après un petit déjeuner copieux, Nissar m’emmène au-delà du village, après le pont, sur la route stratégique, pour attendre un bus. Je n’ai pas effectué de trek au Kashmir mais j’ai rencontré une population qui souffre, très chaleureuse et ouverte.
De retour chez Bachir sur le « Dream days », celui-ci me propose d’aller visiter des artisans sur le lac. Ces artisans kashmiris sont très forts, et je suis malheureux pour eux qu’ils ne puissent pas exporter leurs créations, faute de touristes pour les acheter. Je suis bien évidemment très courtisé, avec des propositions défiant toute concurrence pour des ouvrages de tissage, de tapisserie, de bijouterie, d’ébénisterie, d’une beauté inestimable. Je leur explique que je ne suis pas venu pour ça et que je n’ai pas de budget pour acheter, je suis émerveillé et amusé par les trésors d’argumentation qu’ils déploient pour me faire craquer. Ils finissent par trouver des failles, par exemple le tapissier réussira à me vendre un tapis en soie, magnifique, pour ma « méditation », tandis que le fabricant de bijoux me fera craquer sur une magnifique bague en or sertie de deux diamants entremêlés avec trois saphirs d’un bleu aux « couleurs des yeux de celle qui vous aimera ». Bachir m’emmènera voir les jardins moghols, les mosquées de Srinagar, les musées, la vieille ville, il refusera toujours de me laisser seul de peur que je me fasse arnaquer par l’armée indienne. C’est avec beaucoup d’émotion que Bachir me laissera au premier check-post de l’armée avant l’aéroport. Je sens que son émotion est mélangée de l’amitié qu’il éprouve pour moi et de l’intérêt d’avoir capté l’attention d’un occidental avec l’ouverture que cela lui donne sur le monde, mais quoi de plus normal !
Voilà résumée, presque six semaines d’une formidable aventure humaine, vécue en Inde, ce pays si riche d’une humanité sans fards, où il n’est pas possible de tricher avec soi-même. Je suis heureux d’avoir pu en faire partager une petite partie aux amis qui me liront. J’ai abordé beaucoup de thèmes, à l’image de la complexité de ce pays qu’est l’Inde, et peut-être de ma propre complexité, beaucoup de questions restent en suspens. Après avoir vécu cette tranche de vie en Inde je sais que ma recherche ne s’arrêtera jamais, que je dois continuer à travailler sur moi avant de prétendre changer le monde. Rester dans le doute positif, ça veut dire ne jamais s’asseoir dans ses certitudes, c’est rester debout, et aller de l’avant, à l’écoute, en veille permanente pour saisir les bouts de vérité que la vie va nous permettre de comprendre, sachant que ce n’est pas dans la recherche intellectuelle qu’on va les trouver ces bouts de vérité, c’est dans le rapprochement avec son essence, par un ancrage à notre Terre-mère, et pour cela la marche est un bon moyen de « mise en paix » avec l’Univers et avec soi-même. Faire vibrer son corps c’est exister, c’est s’ancrer dans son présent, et la puissante sensation de présence qui se manifeste alors produit un degré de paix intérieure qui permet d’accueillir le monde avec un autre regard. Cet ancrage dans son corps et dans la terre c’est en même temps retrouver notre lien avec l’Energie d’Amour Universelle, qui unit tous les êtres vivants en un Grand Tout d’Amour dont nous sommes chacun un élément indispensable, nous avons donc tous notre part de divin, et tous ensemble, à la place que nous avons prise, nous construisons notre monde.
Comments