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le retour vers la matrice
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Photo du rédacteurBénédicte et Jacques

Mon chemin vers Saint Jacques de Compostelle

Comme beaucoup de ceux que j’ai rencontrés sur ce chemin, je suis parti sans objectif précis, sans tambour ni trompette, avec mon sac à dos, seul. Quand je suis parti j’étais un homme en souffrance, en rupture existentielle, à l’orée de la cinquantaine, seul face à lui-même. Je ne savais pas si j’irais jusqu’au bout ni ce que j’allais trouver, mais je cherchais à apaiser le tumulte qui régnait en moi. J’étais en quête de paix intérieure, je voulais devenir quelqu’un en qui je puisse faire confiance.

Je vais dire tout de suite ce que j’ai découvert : l’humilité devant le chemin, et la confiance en l’Univers. Deux mots résument bien ce que j’ai appris sur ce chemin, que je tente, parfois avec succès, d’appliquer aujourd’hui : sérénité de l’instant. Cela veut dire vivre intensément chaque instant de sa vie, le passé est terminé et l’avenir n’existe pas encore, il se construit maintenant. Cela veut dire faire confiance, se faire confiance et faire confiance en la vie, sans se laisser envahir par les contrariétés de toutes sortes.

J’ai rédigé un carnet de voyage, que j’ouvrais le plus souvent le soir à l’albergue del peregrino, après la douche. A titre d’anecdote la douche du pèlerin se prend tout habillé pour laver ses vêtements du jour trempés de sueur, avant de laver son corps. Ce carnet de voyage est un mélange de narration, de découvertes, d’interrogations, de doutes, de rires et de pleurs, maquillés de spiritualité. Je m’aperçois aujourd’hui en le relisant qu’il ne s’agissait le plus souvent que d’une rumination intellectuelle. La force de l’intellectuel est un piège, si on n’y prend pas garde, on s’accroche à des certitudes, on reconstruit le réel à sa convenance, on cherche à tout expliquer, à tout comprendre. Je sais aujourd’hui que la paix intérieure c’est la réconciliation du penser et du sentir. Les réponses à mes questions sont en moi, il me faut donc regarder, écouter et faire confiance.

Afin de mettre dans l’ambiance du chemin je vais relire ce que j’ai écrit sur ce carnet de voyage pour le huitième jour, entre Puente la Reina et Estella, en Navarre, après plus de 200 km de marche.

« J’ai eu du mal à partir à 8 h 30 ce matin, j’étais seul dans le dortoir, les autres pèlerins se sont levés à 5 h, je me suis rendormi. Le fameux pont de la reine, pont médiéval à la sortie du village, est très beau !

A 10 h le soleil est déjà haut dans le ciel et tape dur, je suis parti trop tard, je n’ai pas de chapeau, suis-je négligent, imprévoyant ou tentais-je le diable ? J’ai pleuré en marchant, en me demandant ce que je faisais là, j’ai découvert trois ampoules superposées au talon droit qui s’est infecté sous mon pansement, mon pied me fait horriblement mal, pourquoi donc mes pieds sont-ils dissymétriques ? Jean, 75 ans, parti du Puy en velay, que j’ai rencontré la première fois à St Palais, au pays basque, à qui je demandais comment traiter mes ampoules m’avait répondu : « par le mépris ». Je m’aperçois que je suis capable de supporter une forte douleur, mais pourquoi devrais-je souffrir ? Est-ce me respecter que de continuer à marcher avec ces ampoules ? Veux-je me punir de ne pas être heureux ? La douleur est-elle rédemptrice ?

Au village de Cirauqui, j’ai fait apposer le « sello » sur mon « credencial », on passe d’abord sous une porte fortifiée devant laquelle se trouve une stèle discoïdale, puis c’est la montée d’une rue typiquement médiévale bordée de blasons et de murs en corniche. Je remarque à la sortie du village la voie romaine encore intacte qui me fait partir dans l’épopée des légions romaines qui ont dû la construire. Quand je réussis à oublier mes pieds mon imagination est toujours aussi débordante !

Au village de Lorca je me suis arrêté « dans » la fontaine sur la place près de l’église. J’ai trempé mon pied infecté dedans, torse nu pour faire sécher mon T-shirt trempé de sueur, en plein soleil. J’ai remarqué un homme au teint basané, assis à l’ombre le long de l’église, le chapeau aux larges bords baissé sur les yeux, manifestement il faisait la sieste, tandis que moi j’étais béat de plaisir, assis sur la margelle de la fontaine, mes pieds dans l’eau froide qui coulait en abondance. L’homme m’a dit en espagnol en passant près de moi : « attention le soleil est dangereux, mettez un vêtement et un chapeau », et s’en est allé. Je me suis exécuté en mettant mon Tshirt sur ma tête, j’ai soigné mes pieds en en faisant ressortir le pus, et en faisant sécher mes plaies au soleil.

J’ai repris ma marche et j’ai rejoint trois heures plus tard l’homme, avec lequel j’ai essayé d’engager la conversation, son français était mal assuré, comme mon espagnol, il dégageait une telle énergie que j’en étais impressionné, et pourtant son corps était frêle et il marchait lentement. C’était Miguel Angel, avec lequel j’ai terminé la journée de marche jusqu’à Estella. Miguel parlait doucement, son visage rayonnait, il dégageait une sérénité incroyable alors que moi j’avais le corps, le cœur et l’esprit si tourmentés. Cet homme a eu un tel impact sur moi que je me suis imaginé 2000 ans en arrière, sur le chemin d’Emmaüs, décrit dans l’évangile de Marc, quand des pèlerins, déçus après la mort de Jésus sur la croix, ont cheminé avec un inconnu qui leur expliquait les événements dramatiques des derniers jours au Golgotha, ils le reconnurent quand à l’auberge Il prit le pain, le rompit et le leur donna en disant : « Ceci est mon Corps ». J’étais très ému, je me sentais bien auprès de cet homme que je n’avais plus envie de quitter.

Nous étions trop tard, il n’y avait plus de place à l’auberge et nous fûmes dirigés dans un gymnase à la sortie de la ville, où nous devions dormir à même le ciment, et je n’avais ni tapis de sol ni duvet ! Là j’ai retrouvé des pèlerins rencontrés les jours précédents, Danielle et Stéphanie, la mère et la fille, 50 et 17 ans, de Paris, accompagnées de Cyril, 25 ans, de Blois, Alexandre et Fabien, deux jeunes suisses, de 16 et 18 ans, et j’ai rencontré Christian, un saumurois de 54 ans, parti seul de chez lui en juin. Je n’avais rien à manger, Christian m’a offert une partie de ses réserves, j’étais la cigale il était la fourmi, c’est la magie du chemin ! La fraternité est grande sur ce chemin, les différences, de nationalité, de génération, de sexe, ne se perçoivent pas.

En ville j’ai revu deux catalanes de Barcelone, que j’avais doublées dans la descente avant Roncevaux, je m’aperçois qu’elles parlent très bien le français, elles ont décidé d’arrêter là, faute de temps, dommage ! J’ai visité la magnifique église San Pedro de la Rua, avec son cloître roman, et ses colonnes obliques, où je me suis recueilli un moment. Dans la ville j’ai retrouvé Jean-Jacques, 45 ans, de Poitiers, rencontré plusieurs fois auparavant, qui venait d’acheter un tapis de mousse pour dormir à la belle étoile, il voulait continuer à marcher de nuit le long de la route nationale, j’ai essayé de l’en dissuader, en vain ! Voulait-il se punir de quelque chose, pensait-il que les étoiles pouvaient mieux l’inspirer que le soleil dans sa recherche à lui ? Il a quand même accepté de boire une bière avec moi. Le soir, par curiosité, je n’ai pas pu m’empêcher, malgré l’heure tardive, d’aller à la fête médiévale dans la ville avec Fabien. Couché pour une fois à presque minuit, sur un tapis de gym, en me recouvrant de mes vêtements, mes pieds enfoncés dans mon sac, je me suis endormi ! ».

Ce que je viens de relater est l’exemple d’une journée sur les 35 que j’ai passées sur ce chemin jusqu’au Cap Finistère, je l’ai choisie parce qu’y est racontée la rencontre avec Miguel et avec Christian, que j’ai revus à plusieurs reprises par la suite. Ils sont arrivés providentiellement au moment où j’étais au plus mal physiquement et mentalement, avec mon coeur déchiré. Miguel m’a permis de reprendre du tonus et de la confiance, il m’a redonné une image plus positive de moi-même, Christian m’a offert son soutien.

Depuis mon départ de Dax, en ce 14 juillet 1999, je parlais à mon Père, parti pour l’éternité il y avait trois ans, pour lui dire ma souffrance et lui demander conseil, ne m’aurait-il pas répondu par l’intermédiaire de Miguel et de Christian ? Le chemin nous apprend à nous lâcher, à ne plus vivre dans le stress, dans la plainte, dans la jalousie ou dans l’orgueil. Il nous apprend à exercer pleinement notre libre-arbitre tout en faisant confiance à l’Univers et à son Grand Architecte. Regarder les choses positivement, pour changer l’atmosphère en nous et autour de nous, commencer à se changer soi-même avant de vouloir changer le monde, irradier paix, harmonie et amour, chercher en soi les réponses à ses questions, voilà les messages que m’a fait passer Miguel.

Ce chemin vers l’occident possède un pouvoir décapant, c’est le moins que l’on puisse dire, pour que nous puissions nous offrir tout nu aux émotions. Comme beaucoup de pèlerins je suis revenu dans une forme éblouissante, le cœur solide, avec un autre regard sur la vie. J’ai remis en place beaucoup de choses dans ma tête, et beaucoup d’objets de ma vie quotidienne dite civilisée me paraissent désormais superflus ou dérisoires, ainsi par exemple je n’ai plus envie de regarder la télé, je préfère lire ou écouter de la musique. Une américaine rencontrée sur le chemin à Rabanal del camino, 45 ans, formatrice d’adultes demandeurs d’emploi en Californie, me disait : « en réalité il y a 3 chemins, celui d’avant où on imagine les richesses qu’on va découvrir, le chemin lui-même qu’on est en train de vivre, et le chemin d’après qui pourrait bien être le plus difficile, car il faudra mettre en pratique ce qu’on aura appris ».

Je suis donc parti sans carte ni boussole, sans nourriture ni couchage, seul sur ce chemin, comme un va-nu-pieds, avec pour seuls repères le soleil et les balises jaunes. Les dix premiers jours ont été très durs physiquement et mentalement, comme si j’avais à payer pour quelque chose. Je croisais de temps en temps quelqu’un qui marchait sur le chemin, s’agissait-il d’un pèlerin ou d’un randonneur ? Ou s’agissait-il tout simplement d’un chercheur de lui-même comme moi ? Nous échangions un regard et un « bonjour, çà va ? » en France, un « Holà, que tal ? » en Espagne. Sur le chemin personne ne te pose de questions, tu es accepté tel que tu es, c’est toi-même qui te met à nu parfois parce que tu as besoin que les autres t’entendent. La question de la motivation à être sur ce chemin est toujours en filigrane dans les conversations de rencontre mais elle est embarrassante car on ne sait pas toujours pourquoi on est parti : défi physique, randonnée culturelle, découverte historique, démarche religieuse, recherche personnelle, en réalité notre motivation évolue, nous sommes en quête d’apprendre quelque chose sur nous-mêmes. Si révélation il y a, elle est toujours inattendue, me disait une pèlerine rencontrée plus tard. A chaque fois qu’une discussion finit par s’engager sur les motivations le visage de l’interlocuteur s’assombrit, comme si chacun se mettait en route en emportant un secret plus ou moins lourd à porter. C’est une affaire personnelle, et le chemin sert de révélateur. Les gens que l’on croise sur le camino de Santiago sont souvent à la croisée d’un chemin de vie avec perte des repères antérieurs : mise à la retraite, licenciement, deuil, séparation, divorce, en rupture de vie, comme je l’étais moi-même.

Il y a donc dans cette démarche de cheminement bien plus qu’un passage : un franchissement. Le chemin devient une page de soi-même qu’on tourne pour toujours. Pouvoir partir seul, pendant plus d’un mois, est une chance merveilleuse. J’appréhendais très fort cette solitude mais je me suis rendu compte que nous ne sommes jamais seuls. Nous jouissons de la liberté totale qu’offre la solitude et nous rencontrons, au fil des pas, de nombreux pèlerins souvent seuls eux aussi, et nous marchons ensemble ¼ d’heure, 1 heure, 1 journée, voire plusieurs journées, de temps en temps, comme avec Miguel, de Madrid, Christian, de Saumur, Jean-Jacques, de Poitiers, ou Thomas de Valencia. « Alone but not lonely », seul mais pas solitaire, me disait un hollandais parti à pied de chez lui avec qui je fêtais son 2000 ème kilomètre. Et ces échanges sont libres, dénués de toute contrainte. Nous parlons à ces inconnus de rencontre comme si on les connaissait depuis toujours, en les écoutant j’ai beaucoup appris même si l’expérience des autres n’est pas transférable.

Notre vie peut s’apparenter à cette marche sur le chemin, où seuls ceux qui bougent avancent, aussi bien physiquement que spirituellement et intellectuellement, vérité de La Palisse pas si évidente ! Se mettre en chemin vers l’inconnu, aujourd’hui où tout le monde recherche la sécurité, c’est faire l’apprentissage de la porte étroite, c’est se dépouiller, quitter son environnement proche, pour n’emmener que l’essentiel. C’est dur de partir dans l’inconnu. C’est dur de vivre dans le présent, nous avons toujours envie de prévoir, de planifier, pour se sécuriser. C’est dur de ne plus être dans le contrôle, de soi, des autres, des événements. C’est dur de se lâcher, de faire confiance à la vie. Partir dans l’inconnu c’est accepter de se faire confiance à soi-même et de s’en remettre à l’Univers, sans crainte de ce qui pourrait nous arriver. C’est accepter de ne plus être dans le jugement des autres, des situations. C’est accepter toujours le côté positif des choses. Marcher vers l’ouest c’est marcher vers le soleil couchant, vers la partie la plus obscure de soi-même. Marcher c’est retrouver les symboles, être à l’écoute des signes placés sur notre chemin. Marcher c’est devenir attentif aux leçons que la vie nous apprend, sachant que si je refuse d’apprendre la leçon du moment, la vie s’arrange toujours pour me la resservir d’une autre façon, souvent plus difficile.

Le chemin de St-Jacques est donc un concentré de chemin de vie, un chemin de vie qui se modifie au fur et à mesure qu’on avance. Le poète catalan Antonio MACHADO a écrit dans l’un de ses poèmes « Champs de Castille » : « Toi qui marches, le chemin, ce sont les traces de tes pas, c’est tout ! Toi qui marches, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant, et quand on tourne les yeux en arrière on voit le sentier que jamais on ne foulera à nouveau ». Le voyage à pied est une sorte de privilège, d’emblée on se sent nomade, on ne calcule plus le temps, on en dispose selon l’humeur du moment. La relation au temps n’est plus la même, la longue marche permet d’explorer le rapport au temps en nous entraînant d’un temps à un autre, du rapide au lent. Le pèlerin est ainsi conduit à se mettre en quête de son temps à lui, de son rythme propre, de sa vitesse de croisière. Le pèlerin est un être seul, confronté aux revendications de son corps, alors qu’il est soumis à des interrogations spirituelles ou existentielles. « Marches et tu sauras » dit un dicton africain. Au début je me suis inquiété de mon itinéraire, du lieu où j’allais manger, dormir, mais après les dix premiers jours celà n’avait plus d’importance, je me suis laissé porter par le chemin. Sur le camino francès il y a des auberges tous les 10 km, municipales ou religieuses l’accueil y est toujours chaleureux.

Marcher pendant des jours et des jours c’est une recherche de réflexion personnelle aiguisée par la solitude, le silence et la nature. La marche débouche sur la méditation, l’intériorisation, la prière. Recherche d’un sens nouveau à la vie, rupture sociale, l’homme a besoin à certains moments de redécouvrir son rythme propre et seule la marche selon moi peut le réconcilier avec lui-même, en le sortant d’un tourbillon d’accélération qui l’étourdit. Que le corps de l’apôtre Jacques soit ou non à Compostelle importe peu, la recherche spirituelle n’a pas besoin de preuve historique, elle est là, à l’état brut, osmose avec l’univers, la nature, la terre, les éléments.

Marcher la tête basse, en regardant ses pieds, c’est rester enfermé sur soi-même, ressasser ses problèmes, se plaindre, regretter ses erreurs, critiquer les autres et son environnement.

Marcher la tête haute, en regardant droit devant, c’est se tourner vers l’avenir, faire confiance en l’harmonie de sa tête et de ses pieds, ouvrir son horizon, s’autoriser à avoir fait des erreurs et se les pardonner, être attentif à ce qui se passe autour de soi, et penser au présent.

La marche devient une ascèse dans la « meseta », entre Burgos et Leon, vaste plateau semi désertique sur plus de 200 km, semé d’immenses champs de blé, où il n’y a plus de repères, il n’y a que le ciel, la terre et l’horizon, rien d’autre où le regard puisse s’accrocher. Après Carrion de los condes, la terre est réduite à une bande, le vrai paysage se situant dans les formes mouvantes des nuages. Dans la « meseta » je vois mon ombre marcher devant moi le matin, me suivre le soir. Je lui parle parfois pour éviter le soliloque, inséparable compagnon des chemins de solitude. Le soliloque, cette conversation avec soi-même, c’est souvent de la parole dans le vide, on se parle pendant des heures en reconstruisant son vécu, on se critique soi-même, on est dans la plainte : « regardez comme je suis malheureux », on voit le côté négatif des choses. Dans la «meseta», pendant 6 à 8 heures de marche sous un soleil de plomb, chants, monologues, rires et pleurs solitaires, tout est en place pour que marche et démarche s’accomplissent dans cette traversée du temps et de l’espace.

Marcher à pied c’est se réconcilier avec son corps, apprendre à le connaître, entrer en harmonie avec lui. Marcher en se vidant la tête pour n’écouter que son corps, marcher lentement, attentif à ce que perçoivent nos sens, les cailloux sur le sol, les arbres, les vieilles pierres des constructions, les oiseaux, le bruit et les caresses du vent. Mes pas prennent alors la précision d’un métronome, peu à peu se forme l’image de mon cœur qui bat. A l’écoute de mon corps et de sa résonance interne je découvre une corrélation entre mes pieds qui foulent le sol et les battements de mon cœur. Le sentiment de plénitude qui naît de la marche provient de cette mise à l’unisson des fonctions physiologiques, locomotrices et sensorielles. L’unité engendre l’harmonie, l’harmonie apporte la paix intérieure, et cette paix est nécessaire pour accéder à la méditation. La simple résonance des pas, ce son régulier, devient une prière du corps et du cœur en harmonie, et de l’esprit dégagé de ses pensées superflues. Cette harmonie pousse l’esprit à une écoute intérieure, et impose au cheminement une dimension spirituelle.

Le Pèlerinage est-il une initiation ? On y retrouve les mêmes composantes : traversée d’épreuves, acquisition d’une connaissance nouvelle, perfectionnement de soi-même. On ne sort pas du pèlerinage indemne. Immanquablement, qu’on le souhaite ou non, l’atmosphère du camino nous amène à la communion de l’Homme avec l’Univers et son grand Architecte. A chaque fois que je rencontrais une église ou une chapelle j’y entrais, pour me reposer mais aussi pour m’imprégner de la sérénité des lieux. Souvent en fin d’après-midi j’arrivais au moment de la messe, que j’ai entendu en basque, en castillan ou en gallego. Je ne comprenais pas les paroles mais l’ambiance me portait à la prière et au recueillement. Je ressentais de l’émotion dans ces églises, chargées de l’émotion de tous les pèlerins passés avant moi depuis des siècles. Apprendre à aimer, à s’aimer soi-même, à aimer les autres, à aimer son environnement. Pour moi Aimer c’est voir la divinité dans cet autre que tu côtoies, et que cet autre voit la divinité qui est en toi est le signe de son Amour, car la divinité est Amour. Paul dans sa 1ère épître aux Corinthiens écrivait : « Quand bien même je distribuerais tous mes biens aux pauvres, je connaîtrais toutes les sciences, j’aurais une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’Amour, je ne suis rien ».

La divinité est un Tout dont nous sommes partie, partagée avec tous les êtres de l’univers et dont le ciment est l’Amour au sens d’Agapè. Tout ce qui existe dans ce monde a été conçu suivant la loi de l’Amour qui est sagesse. Le seul chemin qui mène au bonheur est celui de l’Amour. Cette vision panthéiste que je professe ici aurait sûrement été combattue par l’inquisition, les pèlerins d’aujourd’hui ne sont pas tous en phase, loin s’en faut, avec l’Eglise catholique. Des hommes et des femmes de toute religion marchent sur ce chemin, mais aussi des agnostiques, des athées, en quête de spiritualité laïque que je définirais par : «une aventure intime qui nous sort du quotidien et qui nous éveille à l’Univers et à l’essentiel en nous». La spiritualité s’éprouve avant de se penser. Certains refusent de s’attarder sur les questions qui dérangent, mais rien ne garantit que ces questions ne vont pas nous assaillir avec quelque vengeance à l’occasion de l’une des inévitables tragédies de notre parcours terrestre.

Le soir à l’albergue del peregrino le repas est partagé par ceux qui ont fait halte à cet endroit, chacun achète quelque chose au Supermercado, et les expressions fusent dans toutes les langues. Une phrase commence en espagnol, empreinte un mot à l’italien ou à l’allemand, se poursuit en français pour se terminer en anglais. Le vino tinto aide à la connivence, au bonheur partagé autour de la table qui permet d’échanger, sans barrière ni contrainte, les mots, mais aussi les rires et les pensées. Et chaque matin, seul dans le jour naissant, je franchis la porte de l’albergue, moment comparable à celui où on dépasse la jetée du port avec face à soi la mer et son immensité, plaisir de la solitude retrouvée, et crainte de se voir à nouveau livré à soi-même.

Mais au fait qui est St Jacques, comme chacun sait patron de l’Espagne fêté le 25 juillet, qu’est-ce que Compostelle ? Campo stella, le pré aux étoiles, dans cette Galice peuplée par les Celtes bien longtemps avant l’arrivée des Romains, est situé au nord ouest de la péninsule ibérique, à l’extrême ouest du continent européen. L’histoire naît de la découverte au 9 ème siècle, dans un champ oublié de tous, d’un tombeau contenant trois squelettes dont l’un est attribué à l’apôtre Jacques, choisi parmi les premiers compagnons du Christ. La révélation de cette dépouille est vécue à cette époque comme un événement considérable et suscite un engouement indescriptible dans toute la chrétienté médiévale. De nombreux bienfaits et miracles sont à cette époque attribués aux reliques des Saints, que les chrétiens se disputent, se volent même comme par exemple les reliques de St Martin de Tours ou de Ste Foy de Conques. N’oublions pas que la péninsule ibérique est occupée par des musulmans venus avec les grandes invasions arabes. C’est donc mille dangers et autant de difficultés que des centaines de milliers de pèlerins vont affronter pour venir sur le tombeau de St Jacques. Au moyen âge, effectuer le pèlerinage était un acte de pénitence et de rédemption, que ce soit pour les chrétiens ou pour les criminels ayant vu leur peine commuée en cette épreuve de repentir. Onze siècles plus tard ce pèlerinage vit toujours, mais chez les pèlerins contemporains la démarche spirituelle et personnelle s’est le plus souvent substituée à l’accomplissement religieux. Ce sont des hommes ou des femmes en quête d’eux-mêmes, en recherche d’une révélation qui puisse les transcender.

Histoire ou légende ? En tout cas St Jacques de Compostelle a sans doute grandement contribué à la fondation de l’Europe, comme les grandes migrations humaines de notre histoire. La marche vers St Jacques de Compostelle est une progression toujours orientée vers le soleil couchant, jusqu’à la pointe extrême des dernières terres occidentales connues au moyen âge. Les pèlerins s’y comptèrent par centaines de milliers venant de toute l’Europe. Cela s’est traduit par un brassage culturel sans précédent et par l’édification d’un nombre impressionnant d’ouvrages religieux et hospitaliers tout au long de l’itinéraire. Sans Compostelle le patrimoine roman et gothique de l’Europe n’aurait pas l’importance et la richesse qu’on lui connaît aujourd’hui. Les itinéraires de St Jacques furent des chemins de construction, ils ont sans doute représenté la plus grande université du moyen âge. Il est possible ainsi qu’au début du dixième siècle des savants chrétiens et musulmans s’y soient rencontrés. C’est là que l’Europe découvrit les chiffres arabes, l’usage du zéro et les propriétés de l’algèbre, qui ont fait progresser les sciences et les techniques. Tailleurs de pierre, maçons, charpentiers, architectes, compagnons et apprentis affranchis des servitudes seigneuriales au titre du « franc-métier » allèrent donc à St Jacques. Pèlerins à l’aller, tâcherons au retour, recueillant sur les chantiers où ils étaient admis par cooptation enseignements et savoir-faire, enrichis d’expériences et d’échanges. Disséminant techniques et sciences nouvelles, ils ont fait progresser les connaissances et la pensée occidentales. Dans ce parcours initiatique certains y voient un élément de filiation entre l’œuvre d’Hiram, architecte du temple de Salomon, et notre franc-maçonnerie d’aujourd’hui. Ce cheminement vers St Jacques de Compostelle sous-tend la notion d’un retour vers l’origine, une remontée dans le temps. Tout au long du chemin on peut observer des empreintes, des signes, comme autant de symboles laissés par des hommes dont l’origine se perd. On trouve ainsi des piétroglyphes, ces signatures de constructeurs pouvant servir de justificatif pour le paiement de leur travail.

Michel, un jeune pèlerin rencontré à St Jean pied de port, m’a parlé des énergies fantastiques dégagées sur ce chemin qui existait bien avant Jésus Christ, emprunté notamment par les Celtes qui s’installèrent en Galice. Cette grande faille située entre les monts cantabriques au nord et la cordillère ibérique au sud, nous relie sans doute plus encore au centre de la terre, et permet aux énergies de l’univers, telluriques et cosmiques, de fusionner, à travers nous si nous sommes réceptifs. Michel me donne même un livre écrit par un radiesthésiste, qui tente de le démontrer. Ce chemin de St Jacques est peut-être une récupération de l’Eglise catholique à des fins politiques pour chasser les musulmans qui ont occupé l’Espagne pendant 8 siècles. Il est intéressant aussi de constater que probablement tous les grands sanctuaires du chemin ont été construits sur des lieux de culte celtiques.

Sur les panneaux d’explication du pèlerinage que j’ai rencontrés sur le chemin qui part du Puy en velay, on peut lire : « ce qui incite un pèlerin à partir au moyen âge c’est souvent la curiosité, le désir de changer de vie, la quête spirituelle... », c’est encore la même chose aujourd’hui. Sur les sentiers, dans les champs, je croise les gens de la terre, qui travaillent. Je croise les arbres et les animaux qui vivent dans ces endroits. Je croise les grandes constructions qui ont structuré le chemin de St Jacques, commanderies templières, abbayes, églises, hôpitaux, auberges, constructions souvent en ruines du côté français après la révolution, bâtiments plus ou moins bien conservés du côté espagnol ou détournés de leur affectation première.

En guise de conclusion provisoire je citerais un extrait d’un long poème écrit par un pèlerin sur le livre d’or de l’albergue del peregrino de Fisterra: « Merci à ceux qui m’ont guidé dans ma quête…Le chemin commence ici…E Ultreia ! Ultime sera toujours le sommet qu’on approche car loin, loin devant nous, l’horizon s’agrandit…Toute source fraîche se situera toujours derrière la colline… ». Ces mots m’ont touché je ne sais pas pourquoi, ils ont résonné en moi à ce moment là, je les ai écrits sur mon carnet de voyage. Ces mots veulent quand même dire que ce pèlerin, arrivé au cap finisterre, après 2 mois et 1600 km de marche, a buté sur la mer sans avoir trouvé ce qu’il cherchait. J’ai alors compris que je ne devais pas me fixer d’objectifs car la fin est dans le chemin lui-même, comme le disait Antonio Machado. Et je me disais : « n’aie peur de rien, tu as en toi toute sagesse, écarte la peur, le doute, l’incertitude. S’il y a chaos et confusion en toi, celà se reflète à l’extérieur. Si ta pensée émane du plus positif de toi-même, tu génères une atmosphère positive autour de toi ». Le camino est comme une auberge espagnole, si je peux oser cette comparaison, car autrefois, paraît-il, les hôtelleries hispaniques n’avaient pas le droit, pour d’obscures raisons légales, d’offrir à manger aux voyageurs, elles avaient seulement l’autorisation de préparer la cuisine avec la nourriture que ceux-ci avaient apporté, d’où l’origine de l’expression qui sied bien en l’occurrence car le camino nous donne ce qu’on y apporte, ni plus ni moins. « Lorsqu’on quitte le chemin, me disait un pèlerin, le chemin, lui, ne nous quitte plus ».

Le passé ne peut être modifié, l’avenir n’existe pas encore, alors vivons le présent, pleinement et intensément, c’est tout simplement çà le bonheur.


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